Politique

Ce supplice ignoré, la peine de mort

1969

 

La peine de mort, maintenant supprimée en Angleterre... J'ai lu récemment qu'en d'autres pays les femmes seraient plus nombreuses que les hommes à s'en montrer partisans. On attribue leur opinion à leur sensibilité. Les crimes provoqueraient en elles une plus forte émotion. Pourquoi non ? Cette émotion devant l'horreur de certains crimes est naturelle. Elle peut même venir du meilleur de nous-mêmes. C'est en nous un instinct que considérer comme se plaçant eux-mêmes au-dessus de l'humanité ceux qui les commettent.

Notre dessein, en réfléchissant à la peine de mort, n'est donc pas de minimiser ce qu'a d'horrible le crime. Mais cette sensibilité même qui porte à la réprobation la plus sévère, ne devrait-elle pas rendre attentif aussi au problème que pose à une conscience chrétienne l'interruption délibérée d'une destinée ? Cet homme dans la révolte et le désespoir va être tué. S'il avait vécu ne se serait-il pas amendé ? L’Église du Haut Moyen-Age dut vaincre de graves difficultés pour obtenir du pouvoir temporel qu'il laisse confesser les condamnés. La peine qu'on leur infligeait devait aux yeux de ce pouvoir temporel, pour être vraiment exemplaire, entraîner la mort éternelle. Ce comportement nous paraît une barbarie sacrilège. En sommes-nous tant éloignés, quand nous tranchons la vie d'un homme que le travail souvent très lent de la Grâce aurait peut-être converti ?

Cette sensibilité ne devrait-elle pas aussi nous rendre attentifs aux conditions du supplice ? Pour nous, avec la sentence le drame est fini. La suite, nous n'y pensons pas. La porte s'est refermée sur le condamné. L'exécution avec sa souffrance morale et probablement physique, les semaines, voire les mois qui la précèdent, tout pour nous se ramène à un vague entrefilet dans les faits divers annonçant que « justice est faite » : un simple point final à une histoire depuis longtemps oubliée.

Mais, pour le condamné, avec la sentence le vrai drame commence. Un mécanisme s'est enclenché, celui d'un règlement médiéval que nul n'a jamais eu souci d'humaniser (qui pense à ces déchets de notre race, les condamnés?) ; un règlement ironiquement destiné à préserver contre eux-mêmes la vie de ceux qu'on destine à la mort et par là même révélateur de leur torture morale. L'esprit du talion anime ses dispositions. Le voici, le condamné, vêtu d'un déguisement clownesque soigneusement étudié pour éviter le suicide. Le voici dans une cellule éclairée jour et nuit, enchaînés arpentant l'espace qui sépare un lit scellé au mur d'une table et d'un siège également scellés. Et jour et nuit l'obsession d'un œil vigilant qui par le judas le guette !

Il a signé son recours en grâce. Il garde un espoir. Les semaines passent. Aucune réponse ne vient. Alors chaque soir, c'est l'agonie. Vers la fin de la nuit, des pas dans le couloir... « Courage, mon ami ».. Ne sera-ce pas cela le réveil ? Vienne l'aube, on peut dormir (à moins qu'après tout le règlement n'oblige à se lever). Vingt-quatre heures encore devant soi. Le sursis d'un jour commence. Mais tandis que déclinent les heures que rien ne peuple, la peur reprend et s'accroit, l'atroce supplice de la peur qu'il faut n'avoir jamais enduré pour penser sans pitié à ces misérables.

Car la peine de mort, c'est aussi cette agonie prolongée. On a diminué les souffrances physiques. On est même gentil : on donne une cigarette et un verre de rhum. Allons donc ! On n'empêche pas ainsi la torture de l'âme.

Chaque fois que j'apprends une sentence de mort, me hante le Christ de Rouault, en l’Église d'Assy. Il attend son supplice, morne et les mains ouvertes en un geste qui assume toutes les dérélictions. Puisse-t-il, lui qui a connu, « mis au rang des scélérats », la même agonie, apaiser une souffrance dont nous sommes malgré tout coupables. Ne les voila-t-il pas devenus les plus pauvres des pauvres, ces enchaînés, frustrés du soleil, des arbres et de la terre, et qui ne possèdent même plus leur propre vie ? Ah ! quand le soir tombe, ramenant avec lui l'angoisse, demeure avec eux, Seigneur !